Pleine Lune
- Mademoiselle, on va fermer.
Harmonie leva la tête vers le serveur et le toisa d’un air surpris. Il venait de la tirer de sa rêverie. En jetant un œil à la salle de ce petit café, elle se rendit compte qu’il ne restait qu’elle et les employés dans le bâtiment. Elle se mit à ranger ses affaires, fourrant en vitesse ses crayons et ses feuilles dans son sac tandis que le jeune homme ramassait le verre et la bouteille vides laissés sur la table. Elle sortit.
La rue était mal éclairée, les lampadaires étaient couverts de crasses diverses et leurs vieilles ampoules diffusaient une lumière désagréable dans la rue étroite. Il avait plu toute la journée et l’air était à ce point chargé d’humidité qu’il était presque dérangeant de respirer. Harmonie regarda autour d’elle : le quartier était calme mais c’était la première fois qu’elle ne voyait absolument personne, pas même un clochard sur un perron… Elle haussa les épaules comme pour se convaincre de la futilité de sa remarque et commença à emprunter le chemin du retour.
La jeune femme louait un appartement minuscule et sale, constitué d’une seule pièce, et avait tout bonnement horreur de rester dans cet endroit plus que nécessaire, c’était la raison pour laquelle elle passait ses soirées dehors, parfois dans le magasin d’instruments de musique tenu par son oncle, parfois dans ce café… chaque jour, elle se demandait si elle avait fait le bon choix pour ses études, depuis qu’elle était arrivée dans cette ville, elle n’avait pas eu beaucoup de chance : son petit ami l’avait quittée, son frère aîné donnait de moins en moins de nouvelle et… il devenait comme leur père, distant, secret… et il apportait les mêmes cadeaux : des espèces de grigris comme on en trouverait sur l’étal de n’importe quel marchand de camelote « exotique ». Et il ne partait jamais sans que sa cadette ait accepté de porter ce collier de coquillages ou d’accrocher cette clochette bosselée à son plafond. Enfin, elle aimait quand même bien ces boucles d’oreilles décorées de plumes…
Une voiture passa. Ses phares projetaient une lumière intense qui semblait littéralement découper l’obscurité devant elle. C’était sans doute un vieux modèle, la carrosserie était pleine de rayures et de bosses et le moteur faisait un bruit qui justifiait parfaitement le terme « moteur à explosions ». L’étudiante aperçut les trois passagers de manière vague, trois hommes apparemment, avec des cheveux longs. Et un énorme chien sur le siège passager.
Elle tourna au croisement qui se présenta et continua d’avancer, passant devant un petit magasin tenu par un couple d’Asiatiques qui avait jugé très intéressant et esthétique d’accrocher plusieurs enseignes au néon sur leur devanture, représentant toutes sortes de caractères, japonais ou chinois, Harmonie n’en savait rien. Elle n’était jamais allée dans ce magasin pour discuter avec les propriétaires.
Soudain, les lumières dans la rue, aussi bien celles des enseignes que celles des lampadaires, clignotèrent, de plus en plus lentement, comme si l’éclairage agonisait, puis tout fut plongé dans le noir. Harmonie sentait son rythme cardiaque s’accélérer, en proie à une peur instinctive et irraisonnée. Ca devait être une simple panne, un câble sectionné par Dieu sait quoi, quelque chose comme ça. La jeune femme déglutit avec quelques difficultés, elle n’arrivait pas vraiment à dominer ses craintes qu’elle jugeait pourtant infondées, car ce n’était pas la peur ordinaire de voir surgir un individu louche du coin d’une maison, non, c’était cette peur enfantine qu’une « chose » puisse naître des ténèbres et se mettre en chasse… la peur primaire d’un prédateur monstrueux, tout puissant et sans pitié.
- Allons ma fille, hop ! Rentrons à la maison…
Elle avait parlé à haute voix en espérant que briser le silence pesant qui l’entourait l’aiderait à se décontracter mais il n’en était rien, ses nerfs restaient tendus et ses sens aux aguets. Harmonie se traitait mentalement de sotte, incapable d’arpenter une rue familière la nuit.
Elle sursauta et poussa un cri de frayeur, un bruit avait retenti derrière elle, une poubelle que l’on aurait renversée, des pas fuyants… Elle serra la farde qu’elle tenait dans ses bras plus fermement et avança de nouveau, refusant de se retourner pour voir d’où venait le boucan. Elle se disait qu’elle ne voulait pas regarder derrière elle parce qu’elle ne se préoccupait pas des chiens errants fouillant les détritus, mais au fond d’elle, elle savait que ses muscles se paralysaient à la simple pensée de ce mouvement… Elle s’arrêta net. Elle avait perçu des bruits de pas dans son dos, quelqu’un qui marcherait derrière elle. Elle était sûre d’avoir entendu les sons s’arrêter un peu après elle. L’instinct prenait le dessus, il n’y avait plus qu’une seule pensée obsédante dans l’esprit de la jeune femme : « On me suit. » . Vite, elle chercha du regard une issue, une échappatoire, elle devait fuir ! Elle vit clairement la ruelle à sa droite, une vieille lampe sur le mur de briques l’éclairait comme la sortie d’un tunnel, d’une grotte. Elle s’y engouffra.
Harmonie courut sur plusieurs mètres, manquant trébucher une ou deux fois. La ruelle se terminait par un mur surmonté de barbelés, pas de portes sur les autres murs. Un cul-de-sac. Acculée de la sorte, l’étudiante se résigna à regarder ce qu’elle avait cherché à fuir : rien, rien en dehors du faible éclairage prodigué par les lampes de cette petite rue. La jeune femme entendit distinctement un grésillement, comme celui produit par une mouche grillée par une ampoule trop forte. Les lampes s’éteignirent comme les autres, la seule lueur restante était celle de la pleine lune dans un ciel sans nuages, une lumière douce et argentée, rassurante…
Elle sentit son cœur battre de moins en moins vite, son souffle lui revenir plus facilement. Elle était tombée à genoux dans une flaque. La lune… son simple reflet dans les eaux était apaisant, mais inexplicable, c’était un sentiment venu des tréfonds de l’âme d’Harmonie. Elle releva la tête. En face d’elle, à une dizaine de mètres, deux points jaunes, des yeux enchâssés dans une masse sombre : un énorme chien, vraiment énorme. Il la toisait d’un air que l’on aurait qualifié d’hautain. Tandis qu’il s’approchait d’elle, l’animal semblait grandir, sa fourrure noire s’épaississait, ses griffes devenaient plus menaçantes et ses canines s’allongèrent au point de sortir de sa gueule ; il avait à présent tout du grand méchant loup du Petit Chaperon Rouge…
Remplaçant la peur de tout à l’heure, une résolution nouvelle prit possession d’Harmonie, elle se redressa et jeta négligemment ses affaires sur le sol. La bête s’arrêta et grogna comme si elle lançait un défi à sa proie maintenant au pied du mur. La jeune femme renvoyait à l’air méprisant du canidé un regard mauvais. Entres les deux êtres, le reflet de l’astre lunaire, déformé et flou, dans la flaque d’eau. Harmonie savait que sa force, elle la tirait de cette image, de ce disque d’argent aux contours doux. Le loup fit un pas de plus et une douleur foudroyante, terrible, traversa le corps tout entier de la jeune femme, elle ne pouvait pas hurler, elle sentait tous ses organes, tous ses muscles et tous ses os se tordre, se déchirer et se déplacer. Elle parvenait tout juste à gémir entre ses mâchoires serrées, des gestes incontrôlés agitaient ses membres, elle voyait et sentait son corps augmenter sa masse, ses doigts devenir plus épais et ses ongles plus longs et effilés, des poils bruns se mirent à pousser sur sa peau et son crâne se brisa en plusieurs endroits pour se reformer et donner naissance à une large gueule garnie de crocs. En quelques secondes, l’étudiante venait de prendre une nouvelle apparence, celle d’une créature bipède de plus de deux mètres de haut, large d’épaules, dotée de griffes de la taille de couteaux et d’une mâchoire assez large pour engloutir la tête d’un homme. Le loup face à elle n’avait pas bougé depuis le début de cette transformation mais ses yeux étaient nettement moins menaçants. Pas ceux d’Harmonie, elle voyait rouge, elle voulait attraper cet animal qui avait osé la prendre pour proie et la mettre en pièces. Un dernier regard à la lune et ce fut le trou noir…
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle était enveloppée dans un grand manteau de cuir noir et allongée sur le sol, elle pouvait sentir qu’il n’y avait que des lambeaux de tissus pour la couvrir en dehors de cet habit. D’ailleurs, ses pieds trempaient dans un liquide poisseux. Le ciel était chargé de nuages gris, l’air était froid. Elle tourna la tête sur le côté et reconnut les briques rouges et ternies des murs de la ruelle d’hier soir… Un visage souriant se pencha sur elle. Son grand frère, Magellan. Ses cheveux étaient sales et désordonnés tandis qu’une large balafre lui traversait le visage du front jusqu’au menton, en oblique. Il lui manquait un bout de barbe à cause de cette cicatrice.
- Tu n’as pas trop mal dormi ?
Elle avait la bouche pâteuse et ne répondit rien. Elle essayait de rassembler ses pensées pour comprendre ce qu’elle faisait, nue et couchée par terre dans ce lieu. Des images passèrent devant ses yeux : deux monstres de belle taille, ressemblant au croisement géant d’un homme et d’un loup, se battait furieusement. L’un d’eux, au pelage brun, blessa le second – qui était noir - au visage. Plus rien. Harmonie dévisagea son frère, il avait… il avait encore changé… sa cicatrice, ses cheveux devenus complètements noirs. Ses yeux jaunâtres…
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Nouvelle écrite par moi (Romain Delwiche en vrai, au cas où ^^) pour mon cours de français !
